Enquête
29 décembre 2009
Las de cautionner par leurs achats un système qui ruine trop d’agriculteurs, de plus en plus de consommateurs se tournent vers des filières plus équitables. Au-delà des circuits courts, les démarches se réclamant de cette idée fleurissent un peu partout. Avec, en prime, le goût retrouvé.
S’il est un concept fourre-tout par excellence, c’est bien celui de « développement durable ». Pour mieux cerner les aspirations de leurs clients en la matière, les magasins U les ont invités à exprimer spontanément ce que cette locution devait recouvrir à leurs yeux. Première piste évoquée : « Privilégier les petits producteurs locaux ou régionaux. » Afin d’éviter les transports de marchandises inutiles, mais pas seulement. « Les clients demandent qu’il y ait un respect de nos fournisseurs, explique Serge Papin, PDG de Système U. Ils sont même prêts, disent-ils, à payer plus cher de 10 à 15 centimes d’euros les produits s’ils sont sûrs que cela va bien dans la poche du producteur. » (1) Si ces entretiens ont été menés en 2008, il y a fort à parier que la tendance se confirmerait aujourd’hui. Éleveurs ovins et bovins acculés au dépôt de bilan, arboriculteurs et maraîchers réduits à brader leurs récoltes sur les parkings des hypermarchés, producteurs laitiers déversant dans la nature le fruit de leur travail… autant de scènes qui interpellent les consommateurs. Nombre d’entre eux estiment que la notion de commerce équitable ne doit pas s’arrêter aux frontières des pays développés. Le succès des Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) est à cet égard révélateur. Une myriade d’autres initiatives ayant pour objectif de concilier intérêts du producteur et du consommateur ont vu le jour ces dernières années.
Démarche gagnant-gagnant:
Le réseau de magasins biologiques Biocoop a été parmi les premiers à se réclamer du « commerce équitable Nord-Nord » (2). Dès 2001, il a commencé à mettre sur pied des filières inspirées de cette idée. Aujourd’hui, le logo « ensemble pour plus de sens » s’affiche aussi bien sur des produits laitiers que céréaliers, des légumes secs, des fruits et légumes ou de la viande. Les groupements de producteurs engagés dans la démarche sont pour Biocoop des partenaires privilégiés. L’enseigne s’engage chaque année sur les volumes commandés et donne des prévisions de commandes pour l’année suivante. Côté fixation des prix, en revanche, on reste dans le flou, contrairement au commerce équitable Nord-Sud où les paiements aux producteurs sont stables et à l’abri des chutes de cours. Pas de réel filet de sécurité, donc, pour les agriculteurs. Cela dit, l’enseigne serait mal inspirée d’étrangler ses partenaires, un fonctionnement harmonieux de ces filières relevant aussi de son intérêt bien compris. Si Biocoop ne travaille qu’avec des groupements de producteurs, c’est parce que la relation est moins inégale qu’avec des paysans isolés (équitable), mais aussi parce que les volumes peuvent être davantage adaptés aux besoins du réseau (commerce). Quant aux engagements à l’avance sur les commandes, s’ils permettent aux agriculteurs d’assurer leurs débouchés (équitable), ils fiabilisent également l’approvisionnement des magasins (commerce). Une nécessité vitale quand l’agriculture bio française a bien du mal à répondre à la demande et quand les magasins sont censés, selon la charte du réseau, éviter autant que possible les importations.
Frémissement en supermarchés :
La grande distribution classique, elle, ne s’embarrasse guère de ces principes. Les produits importés sont souvent moins chers, du fait de moindres coûts de production – notamment de main-d’oeuvre -, c’est ce qui lui importe. Et tant pis si les paysans français tirent la langue. « Les leaders de la grande distribution se vantent de faire du commerce équitable alors qu’ils ne sont pas du tout équitables avec nous et qu’ils nous spolient pour maintenir des marges abusives, s’indigne Jean-Marc Dellac, le vice-président du Modef, un syndicat agricole d’exploitants familiaux. Les prunes reine-claude que je produis me reviennent 1 euros/kg et on m’en donne 70 centimes. Ce n’est plus tenable. » Pour Pascal Guichard, au contraire, la grande distribution peut devenir un partenaire intéressant, à condition de savoir avancer ses pions à bon escient. L’association dont il est président, Saveurs du coin, a réussi à négocier l’implantation de deux îlots dans les magasins Auchan de Caluire et Dardilly, près de Lyon. Les producteurs adhérents sont tous installés dans le département ou à proximité immédiate et livrent des produits frais et cultivés sans excès de traitement (les cahiers des charges sont à disposition des clients). « Le producteur obtient en moyenne un prix 15 % supérieur à celui d’une vente classique à la grande distribution, précise Pascal Guichard. Car les enseignes ont autant besoin de nous que nous avons besoin d’elles : elles voient bien que les consommateurs sont en demande de ce type de démarche et que notre présence améliore leur image. » En demande de ce type de démarche, c’est incontestable : le magasin « en propre » ouvert par l’association à Bron (69) en septembre dernier ne désemplit pas et la région Rhône-Alpes compte aujourd’hui une soixantaine de points de vente collectifs tenus par les agriculteurs contre quarante lors de notre enquête sur la vente directe en 2004.
Sur Internet aussi :
Plus au sud, en Provence, aux Arcs-sur-Argens (83), c’est Hyper U qui réserve une place dans ses linéaires aux producteurs locaux. Mais attention, on ne met pas en avant n’importe quel produit : il s’agit de valoriser le patrimoine gourmand d’un département très bien doté en la matière. « Nous exigeons une qualité optimale mais, en contrepartie, le fournisseur a davantage de latitude pour fixer son prix, assure Stéphane Benhamou, le directeur. À l’arrivée, le prix de vente est comparable et nous y gagnons en termes d’image. » Philippe Bertin, qui vend son fromage de chèvre à l’enseigne, confirme : « Les autres grandes surfaces nous demandent de payer pour être référencés, nous n’y trouvons pas notre compte ; ici, ils ne discutent pas trop sur les prix, ils comprennent nos contraintes et nous sommes respectés. »
Discuter sur les prix, c’est précisément ce que Marion Ossiniri rechigne à faire. Elle et son mari élèvent 400 brebis et 13 vaches dans les Pyrénées, où ils pratiquent la transhumance, et fabriquent leurs fromages. « On est déjà éleveurs, transformateurs, affineurs, la vente ce n’est pas notre métier. Nous sommes désarmés pour négocier les prix face aux crémiers qui nous imposent leurs conditions. Depuis que les responsables de paysans.fr sont venus nous voir, nous découvrons une autre façon de travailler. La spécificité de notre travail est reconnue et nous sommes payés en conséquence. » Paysans.fr est un site Internet qui se présente comme « l’alternative consom’action au service du producteur et du consommateur ». Quelles différences avec la grande distribution ? « Nous nous engageons un an à l’avance sur ce dont nous aurons besoin, détaille la directrice, Patricia Juthiaud. Nous proposons également des prix rémunérateurs. Par exemple, nous payons nos salades 40 centimes alors que les centrales d’achat des grandes surfaces en donnent 8 à 12 centimes. Et nos fournisseurs sont payés à quinze jours contre un à trois mois dans la grande distribution. Les produits ne sont pas tous bio mais au minimum ce que j’appelle des produits « bien élevés ». »
Du goût et du sens :
Produits bien élevés et prix rémunérateurs, c’est aussi le credo du « Petit producteur », dont le logo est maintenant visible dans une bonne partie des grandes surfaces (et à partir de mars dans tous les magasins Auchan). Chaque barquette de fraises, chaque melon vendu affiche le nom, la commune et la photo du producteur. « Ainsi, il s’engage personnellement sur la qualité de son produit. D’ailleurs, c’est lui et lui seul qui décide de le mettre sur le marché lorsque la qualité et la maturité sont optimales, explique le président Nicolas Chabanne. Si les conditions, notamment météorologiques, ne sont pas favorables, il se tourne vers le marché classique. En contrepartie, il touche 15 à 30 % supplémentaires. Un tiers des enseignes avec qui nous travaillons répercute ce supplément, mais deux tiers ont accepté d’écraser leurs marges. »
La démarche du « Petit producteur » est d’ailleurs assez emblématique de toutes ces initiatives de commerce équitable Nord-Nord. Leurs points communs : d’abord l’absence de label et de contrôle par un organisme tiers. Mais la possibilité de rapport direct avec le producteur pallie en partie cette lacune : les noms des agriculteurs sont connus et il est plus facile de les contacter pour savoir s’ils sont contents de leur sort que de demander à une carotte si elle est bien bio. Autre constante : un prix souvent (pas toujours) supérieur à la moyenne, mais que certains acceptent de payer parce que le produit a du goût et du sens. Comme le dit plaisamment Nicolas Chabanne : « La grande distribution a enfermé le client dans une pièce en lui disant, « je sais ce qui t’intéresse, c’est le prix », il est sorti par la fenêtre et a commencé à monter des Amap. » Enfin, toutes ces démarches s’appuient sur des agriculteurs dont les productions se distinguent d’une manière ou d’une autre : méthodes de culture, qualité gustative, savoir-faire local, toutes offrent un plus susceptible d’attirer le consommateur. Reste le gros de la troupe, ceux qui proposent des produits basiques, sans spécificité à valoriser. Leur sort est suspendu aux orientations à venir de la politique agricole. Une politique qui a largement montré ses limites. Malgré les sommes astronomiques payées par le contribuable – près de 16 milliards d’euros de concours publics versés à l’agriculture en 2009 et trois plans d’urgence successifs décidés par le gouvernement depuis un peu plus d’un an -, trop de paysans ne parviennent pas à s’en sortir. Les comptes prévisionnels publiés en décembre font apparaître une chute vertigineuse des revenus agricoles : moins 32 % en l’espace d’un an.
Production locale :
Les collectivités donnent l’exemple
Même au coeur du Jura, l’eau peut être contaminée par des nitrates et des pesticides. C’est ce qui est arrivé à Lons-le-Saunier (39) voilà une dizaine d’années. Plutôt que d’investir dans des procédés de traitement onéreux, la ville a incité les agriculteurs installés aux environs à raisonner leurs pratiques. Petit à petit, plusieurs se sont convertis au bio avec un débouché tout trouvé : la cuisine centrale de la ville. Pain, viande de boeuf, légumes, yaourts bio et locaux se retrouvent dans les assiettes des enfants à la cantine. Une démarche similaire, encore plus ambitieuse, a été entreprise à Saint-Étienne (42). Depuis la rentrée, la moitié du plateau servi aux enfants est composé d’aliments bio produits localement, l’objectif étant d’augmenter la proportion de 10 % chaque année pour, à terme, fonctionner quasi exclusivement selon ce principe. Le département et ses voisins, terres d’élevage, de maraîchage et d’arboriculture, se prêtent bien à ce type de démarche. « Le Grenelle de l’environnement incite les gestionnaires de restaurants scolaires à mettre du bio au menu, mais s’il vient d’Espagne ou d’Italie, on a tout faux, remarque Maurice Bonnand, vice-président de la communauté d’agglomération, en charge de l’économie agricole. C’est pourquoi nous aidons les agriculteurs à se convertir au bio, notamment en finançant des formations. Ils sont en général très motivés, d’autant qu’ils savent qu’en travaillant en circuit court, les prix sont plus rémunérateurs. » Le prix payé par les parents d’élèves a, en revanche, baissé grâce à une négociation serrée lors du renouvellement du contrat de délégation.